Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/86

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tête-à-tête, dans un cabaret à Goumoins, d’où j’avois cru le chasser à force de l’ennuyer & de lui faire sentir combien il m’ennuyoit ; & tout cela sans qu’il m’oit été possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d’en pénétrer le motif.

Parmi toutes ces liaisons que je ne fis & n’entretins que par force, je ne dois pas omettre la seule qui m’oit été agréable, & à laquelle j’aye mis un véritable intérêt de cœur : c’est celle d’un jeune Hongrois qui vint se fixer à Neuchâtel, & de-là à Motiers, quelques mais après que j’y fus établi moi-même. On l’appeloit dans le pays le baron de Sauttern, nom sous lequel il avoit été recommandé de Zurich. Il étoit grand, & bien fait, d’une figure agréable, d’une société liante, & douce. Il dit à tout le monde, & me fit entendre à moi-même, qu’il n’étoit venu à Neuchâtel qu’à cause de moi, & pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières me parurent d’accord avec ses discours ; & j’aurois cru manquer à l’un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui je ne voyois rien que d’aimable, & qui me recherchoit par un si respectable motif. Mon cœur ne soit point se livrer à demi. Bientôt il eut toute mon amitié, toute ma confiance ; nous devînmes inséparables. Il étoit de toutes mes courses pédestres, il y prenoit goût. Je le menai chez milord maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme il ne pouvoit encore s’exprimer en français, il ne me parloit, & ne m’écrivoit qu’en latin : je lui répondois en françois, & ce mélange des deux langues ne rendoit nos entretiens ni moins coulans,