Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/182

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heureux où je menois incessamment sous leurs yeux une vie innocente & sage, où je n’étois bien que contre leur sein, & ne pouvois les quitter d’un seul pas sans déplaisir ? Maintenant, coupable & craintive, je tremble en pensant à eux ; je rougis en pensant à moi ; tous mes bons sentimens se dépravent, & je me consume en vains & stériles regrets que n’anime pas même un vrai repentir. Ces ameres réflexions m’ont rendu toute la tristesse que leurs adieux ne m’avoient pas d’abord donnée. Une secrete angoisse étouffoit mon ame après le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisoit les paquets, je suis entrée machinalement dans la chambre de ma mere, & voyant quelques-unes de ses hardes encore éparses, je les ai toutes baisées l’une après l’autre en fondant en larmes. Cet état d’attendrissement m’a un peu soulagée, & j’ai trouvé quelque sorte de consolation à sentir que les doux mouvemens de la nature ne sont pas tout à fait éteints dans mon cœur. Ah ! tyran ! tu veux en vain l’asservir tout entier, ce tendre &trop foible cœur ; malgré toi, malgré tes prestiges, il lui reste au moins des sentimens légitimes, il respecte & chérit encore des droits plus sacrés que les tiens.

Pardonne, ô mon doux ami ! ces mouvemens involontaires, & ne crains pas que j’étende ces réflexion aussi loin que je le devrois. Le moment de nos jours, peut-être, où notre amour est le plus en liberté, n’est pas, je le sais bien, celui des regrets : je ne veux ni te cacher mes peines ni t’en accabler ; il faut que tu les connoisses, non pour les porter, mais pour les adoucir. Dans le sein, de qui les épancherois-je,