Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/187

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de remords & de pitié. Le regret de ma coupable négligence m’a pénétré l’ame, & je vois avec une amere confusion jusqu’où l’oubli du premier de mes devoirs m’a fait porter celui de tous les autres. J’avois promis de prendre soin de cette pauvre enfant ; je la protégeois auprès de ma mere ; je la tenois en quelque maniere sous ma garde, & pour n’avoir sçu me garder moi-même, je l’abandonne sans me souvenir d’elle, & l’expose à des dangers pires que ceux où j’ai succombé. Je frémis en songeant que deux jours plus tard c’en étoit fait peut-être de mon dépôt, & que l’indigence & la séduction perdoiet une fille modeste & sage qui peut faire un jour une excellente mere de famille. Ô mon ami ! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misere un prix que le cœur seul doit payer, & recevoir d’une bouche affamée les tendres baisers de l’amour !

Dis-moi, pourras-tu n’être pas touché de la piété filiale de ma Fanchon, de ses sentimens honnêtes, de son innocente naiveté ? Ne l’es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-même pour soulager sa maîtresse ? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à former un nœud si bien assorti ? Ah ! si nous étions sans pitié pour les cœurs unis qu’on devise, de qui pourroient-ils jamais en attendre ? Pour moi, j’ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à quelque prix que ce soit, & de faire ensorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J’espere que le Ciel bénira cette entreprise, & qu’elle sera pour nous d’un bon augure. Je te propose & te conjure au nom de notre amitié