Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/188

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de partir dès aujourd’hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin pour Neuchâtel. Va négocier avec M. de Merveilleux le congé de cet honnête garçon ; n’épargne ni les supplications ni l’argent : Porte avec toi la lettre de ma Fanchon, il n’y a point de cœur sensible qu’elle ne doive attendrir. Enfin, quoiqu’il nous en coûte & de plaisir & d’argent, ne reviens qu’avec le congé absolu de Claude Anet, ou crois que l’amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d’objections ton cœur doit avoir à me faire ; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi ? Et je persiste ; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu’un vain nom, ou qu’elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois ; quelques heures agréables s’éclipsent comme un éclair & ne sont plus ; mais si le bonheur d’un couple honnête est dans tes mains, songe à l’avenir que tu vas te préparer. Crois-moi, l’occasion de faire des heureux est plus rare qu’on ne pense ; la punition de l’avoir manquée est de ne plus la retrouver, & l’usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de contentement ou de repentir. Pardonne à mon zele ces discours superflus ; j’en dis trop à un honnête homme, & cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui nous endurcit aux maux d’autrui. Tu l’as dit mille fois toi-même, malheur à qui ne soit pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l’humanité !