Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/344

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Tu sentiras donc que la grandeur de l’homme appartient à tous les états & que nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime ; car si la véritable jouissance de l’ame est dans la contemplation du beau, comment le méchant peut-il l’aimer dans autrui sans être forcé de se hair lui-même ?

Je ne crains pas que les sens & les plaisirs grossiers te corrompent ; ils sont des pieges peu dangereux pour un cœur sensible & il lui en faut de plus délicats. Mais je crains les maximes & les leçons du monde ; je crains cette force terrible que doit avoir l’exemple universel & continuel du vice ; je crains les sophismes adroits dont il se colore ; je crains enfin que ton cœur même ne t’en impose & ne te rende moins difficile sur les moyens d’acquérir une considération, que tu saurois dédaigner si notre union n’en pouvoit être le fruit.

Je t’avertis, mon ami, de ces dangers ; ta sagesse fera le reste : car c’est beaucoup pour s’en garantir que d’avoir sçu les prévoir. Je n’ajouterai qu’une réflexion, qui l’emporte, à mon avis, sur la fausse raison du vice, sur les fieres erreurs des insensés & qui doit suffire pour diriger au bien la vie de l’homme sage ; c’est que la source du bonheur n’est tout entiere ni dans l’objet désiré ni dans le cœur qui le possede, mais dans le rapport de l’un & de l’autre ; & que, comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du cœur ne sont pas propres à la sentir. Si l’ame la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauroient faire celui d’un cœur dépravé ;