Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/387

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eux-mêmes ; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment : les pieces de Racine & de Moliere [1] exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scene françoise que des écrits de Port-Royal & les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste & dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l’auteur de revêtir son personnage & de se transporter au lieu de la scene, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre & sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes ; & si le désespoir lui plonge un poignard dans le cœur, non content d’observer la décence en tombant comme Polixene, il ne tombe point ; la décence le maintient debout après sa mort & tous ceux qui viennent d’expirer s’en retournent l’instant d’apres sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le François ne cherche point sur la scene le naturel & l’illusion & n’y veut que de l’esprit & des pensées ; il fait cas de l’agrément & non de l’imitation & ne se soucie pas d’être séduit pourvu qu’on l’amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle,

  1. Il ne faut point associer en ceci Moliere à Racine ; car le premier est, comme tous les autres, plein de maximes & de sentences, sur-tout dans ses pieces en vers : mais chez Racine tout est sentiment, il a sçu faire parler chacun pour foi & c’est en cela qu’il est vraiment unique parmi les auteurs dramatiques de sa nation.