Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/69

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LETTRE III. À JULIE.

Ne vous impatientez pas, Mademoiselle ; voici la derniere importunité que vous recevrez de moi.

Quand je commençai de vous aimer, que j’étois loin de voir tous les maux que je m’apprêtois ! Je ne sentis d’abord que celui d’un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de tems ; j’en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire ; & maintenant j’éprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. Ô Julie ! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un silence invincible : mais tout décele à mon cœur attentif vos agitations secretes. Vos yeux deviennent sombres, rêveurs, fixés en terre ; quelques regards égarés s’échappent sur moi ; vos vives couleurs se fanent ; une pâleur étrangere couvre vos joues ; la gaieté vous abandonne ; une tristesse mortelle vous accable ; & il n’y a que l’inaltérable douceur de votre ame qui vous préserve d’un peu d’humeur.

Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois ; je crains de contribuer aux vôtres, & cette crainte m’afflige beaucoup plus que l’espoir qui devroit en naître ne peut me flatter ; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m’est plus cher que le mien.