Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/133

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de troëne & d’autres arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l’apparence de haies & leur donnent celle d’un taillis. Vous ne voyez rien d’aligné, rien de nivelé ; jamais le cordeau n’entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien au cordeau ; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l’Isle & en agrandir l’étendue apparente, sans faire des détours incommodes & trop fréquens [1].

En considérant tout cela, je trouvois assez bizarre qu’on prît tant de peine pour se cacher celle qu’on avoit prise ; n’auroit-il pas mieux valu n’en point prendre ? Malgré tout ce qu’on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l’effet & vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu’il suffit de mettre en terre & qui viennent ensuite d’elles-mêmes. D’ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles & qu’ils défigurent quand ils sont à leur portée : elle fuit les lieux fréquentés ; c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des Isles désertes qu’elle étale ses charmes les plus touchans. Ceux qui l’aiment & ne peuvent l’aller chercher si loin, sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux & tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion.

À ces mots il me vint une imagination qui les fit rire. Je

  1. Ainsi ce ne sont pas de ces petits bosquets à la mode, si ridiculement contournés qu’on n’y marche qu’en zigzag & qu’à chaque pas il faut faire une pirouette.