Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/247

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le cœur porte un mot à la bouche, il est si doux de pouvoir le prononcer sans gêne ! Il semble qu’on n’ose penser librement ce qu’on n’ose dire de même ; il semble que la présence d’un seul étranger retienne le sentiment & comprime des ame s qui s’entendroient si bien sans lui.

Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous dans cette immobilité d’extase, plus douce mille fois que le froid repos des Dieux d’Epicure. Après le déjeuner, les enfans sont entrés comme à l’ordinaire dans la chambre de leur mere ; mais au lieu d’aller ensuite s’enfermer avec eux dans le gynécée selon sa coutume, pour nous dédommager en quelque sorte du tems perdu sans nous voir, elle les a fait rester avec elle & nous ne nous sommes point quittés jusqu’au dîner. Henriette, qui commence à savoir tenir l’aiguille, travailloit assise devant la Fanchon, qui faisoit de la dentelle & dont l’oreiller posoit sur le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons feuilletoient sur une table un recueil d’images dont l’aîné expliquoit les sujets au cadet. Quand il se trompait, Henriette attentive & qui sait le recueil par cœur, avoit soin de le corriger. Souvent, feignant d’ignorer à quelle estampe ils étaient, elle en tiroit un prétexte de se lever, d’aller & venir de sa chaise à la table & de la table à la chaise. Ces promenades ne lui déplaisoient pas & lui attiroient toujours quelque agacerie de la part du petit mali ; quelquefois même il s’y joignoit un baiser que sa bouche enfantine sait mal appliquer encore, mais dont Henriette, déjà plus savante, lui épargne volontiers la façon. Pendant