Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/440

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Je n’oublierai jamais un jour de cet hier, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages & celle des aventures de votre ami, nous soupâmes dans la salle d’Apollon & où, songeant à la félicité que Dieu m’envoyoit en ce monde, je vis tout autour de moi mon pere, mon mari, mes enfans, ma cousine, Milord Edouard, vous, sans compter la Fanchon qui ne gâtoit rien au tableau & tout cela rassemblé pour l’heureuse Julie. Je me disais : Cette petite chambre contient tout ce qui est cher à mon cœur & peut-être tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre ; je suis environnée de tout ce qui m’intéresse ; tout l’univers est ici pour moi ; je jouis à la fois de l’attachement que j’ai pour mes amis, de celui qu’ils me rendent, de celui qu’ils ont l’un pour l’autre ; leur bienveillance mutuelle ou vient de moi ou s’y rapporte ; je ne vois rien qui n’étende mon être & rien qui le devise ; il est dans tout ce qui m’environne, il n’en reste aucune portion loin de moi ; mon imagination n’a plus rien à faire, je n’ai rien à désirer ; sentir & jouir sont pour moi la même chose ; je vis à la fois dans tout ce que j’aime, je me rassasie de bonheur & de vie. Ô mort ! viens quand tu voudras, je ne te crains plus, j’ai vécu, je t’ai prévenue ; je n’ai plus de nouveaux sentimens à connaître, tu n’as plus rien à me dérober.

Plus j’ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m’étoit doux d’y compter & plus aussi tout ce qui pouvoit troubler ce plaisir m’a donné d’inquiétude. Laissons un moment à part cette morale craintive & cette prétendue