Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/95

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barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible & simple, mais violent & emporté dans la colere, aime à la fois l’un & l’autre aliment & boit du laitage & du vin. Le Français, souple & changeant, vit de tous les mets & se plie à tous les caracteres. Julie elle-même pourroit me servir d’exemple ; car quoique sensuelle & gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel & n’a jamais goûté de vin pur : d’excellens légumes, les œufs, la creme, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire ; & sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle seroit une véritable pythagoricienne.

C’est rien de contenir les femmes si l’on ne contient aussi les hommes ; & cette partie de la regle, non moins importante que l’autre, est plus difficile encore ; car l’attaque est en général plus vive que la défense : c’est l’intention du conservateur de la nature. Dans la république on retient les citoyens par des mœurs, des principes, de la vertu ; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte & la gêne ? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire. L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on ne peut guere leur ôter d’aller où bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour l’exemple & les leçons des six autres. L’habitude du cabaret, le commerce & les maximes de leurs camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bientôt pour leurs maîtres & pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts incapables du service & indignes de la liberté.