Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/235

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Il s’agissoit d’exercer à la course un enfant indolent & paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu’on le destinât à l’état militaire ; il s’étoit persuadé, le ne sais comment, qu’un homme de son rang ne devoit rien faire ni rien savoir, & que sa noblesse devoit lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. À faire d’un tel gentilhomme un Achille au pied léger, l’adresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté étoit d’autant plus grande que je ne voulois lui prescrire absolument rien ; j’avois banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, l’émulation, le désir de briller ; comment lui donner celui de courir sans lui rien dire ? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr & sujet à inconvénient. D’ailleurs il s’agissoit encore de tirer de cet exercice quelque objet d’instruction pour lui, afin d’accoutumer les opérations de la machine & celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je m’y pris : moi, c’est-à-dire celui qui parle dans cet exemple.

En m’allant promener avec lui les après-midi, je mettois quelquefois dans ma poche deux gâteaux d’une espèce qu’il aimoit beaucoup ; nous en mangions chacun un à la promenade [1], & nous revenions fort contents. Un jour il

  1. Promenade champêtre, comme on verra dans l’instant. Les promenades publiques des villes sont pernicieuses aux enfans de l’un & de l’autre sexe. C’est là qu’ils commencent à se rendre vains & à vouloir être regardés : c’est au Luxembourg, aux Tuileries, surtout au Palais-Royal, que la belle jeunesse de Paris va prendre cet air impertinent & fat qui la rend si ridicule, et la fait huer & détester dans toute l’Europe.