Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/423

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l’ingrat ? Voit on jamais qu’un homme oublié par son bienfaiteur l’oublie ? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir il n’y songe point sans attendrissement : s’il trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu’il se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfoit alors sa gratitude ! Avec quelle douce joie il se fait reconnaître ! Avec quel transport il lui dit : Mon tour est venu ! Voilà vraiment la voix de nature ; jamais un vrai bienfoit ne fit d’ingrat.

Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, & que vous n’en détruisiez pas l’effet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant a voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous même à prix, & qu’ils vous donneront dans son cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous l’ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c’est les lui rendre insupportables ; les oublier, c’est l’en faire souvenir jusqu’à ce qu’il soit temps de le traiter en homme, qu’il ne soit jamais question de ce vous doit, mais de ce qu’il se doit. Pour le rendre docile, laissez-lui toute sa liberté ; dérobez-vous pour qu’il vous cherche ; élevez son âme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je n’ai point voulu qu’on lui dît que ce qu’on faisoit étoit pour son bien, avant qu’il fût en état de l’entendre ; dans ce discours il n’eût vu que votre dépendance, & il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu’il