Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/129

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au moins étendre jusqu’à vingt ans l’ignorance des désirs & la pureté des sens : cela est si vrai, que, chez les Germains, un jeune homme qui perdoit sa virginité avant cet âge en restoit diffamé : & les auteurs attribuent, avec raison, à la continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur de leur constitution & la multitude de leurs enfants.

On peut même beaucoup prolonger cette époque, & il y a peu de siècles que rien n’étoit plus commun dans la France même. Entre autres exemples connus, le père de Montaigne, homme non moins scrupuleux & vrai que fort & bien constitué, juroit s’être marié vierge à trente-trois ans, après avoir servi longtemps dans les guerres d’Italie ; & l’on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur & quelle gaîté conservoit le père à plus de soixante ans. Certainement l’opinion contraire tient plus à nos mœurs & à nos préjugés, qu’à la connoissance de l’espèce en général.

Je puis donc laisser à part l’exemple de notre jeunesse : il ne prouve rien pour qui n’a pas été élevé comme elle. Considérant que la nature n’a point là-dessus de terme fixe qu’on ne puisse avancer ou retarder, je crois pouvoir, sans sortir de sa loi, supposer Émile resté jusque-là par mes soins dans sa primitive innocence, et je vois cette heureuse époque prête à finir. Entouré de périls toujours croissants, il va m’échapper, quoi que je fasse, à la première occasion, & cette occasionne tardera pas à naître ; il va suivre l’aveugle instinct des sens il y a mille à parier contre un qu’il va se perdre. J’ai trop réfléchi sur les mœurs des hommes pour ne pas voir l’influence invincible de ce