Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/161

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On ne sait pas quelles fermentations sourdes certaines situations et certains spectacles excitent dans le sang de la jeunesse, sans qu’elle sache démêler elle-même la cause de cette première inquiétude, qui n’est pas facile à calmer, et qui ne tarde pas à renaître. Pour moi, plus je réfléchis à cette importante crise & à ses causes prochaines ou éloignées, plus je me persuade qu’un solitaire élevé dans un désert, sans livres, sans instruction & sans femmes, y mourroit vierge à quelque âge qu’il fût parvenu.

Mais il n’est pas ici question d’un sauvage de cette espèce. En élevant un homme parmi ses semblables & pour la société, il est impossible, il n’est même pas à propos de le nourrir toujours dans cette salutaire ignorance ; & ce qu’il y a de pis pour la sagesse est d’être savant à demi. Le souvenir des objets qui nous ont frappés, les idées que nous avons acquises, nous suivent dans, la retraite, la peuplent, malgré nous, d’images plus séduisantes que les objets mêmes, & rendent la solitude aussi funeste à celui qui les y porte, qu’elle est utile à celui qui s’y maintient toujours seul.

Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se garantir de tout le reste ; mais c’est à vous de le garantir de lui. Ne le laissez seul ni jour ni nuit, couchez tout au moins dans sa chambre : qu’il ne se mette au lit qu’accablé de sommeil et qu’il en sorte à l’instant qu’il s’éveille. Défiez-vous de l’instinct sitôt que vous ne vous y bornez plus : il est bon tant qu’il agit seul ; il est suspect dès qu’il se mêle aux institutions des hommes : il ne faut pas le détruire, il faut le régler ; & cela peut-être est plus difficile que de l’anéantir.