Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/282

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l’amour par l’estime, les envoie d’un signe au bout du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît.*

[* Brantôme dit que, du temps de François Ier, une jeune personne ayant un amant babillard lui imposa un silence absolu & illimité, qu’il garda si fidèlement deux ans entiers, qu’on le crut devenu muet par maladie. Un jour, en pleine assemblée, sa maîtresse qui, dans ces temps où l’amour se faisoit avec mystère, n’étoit point connue pour telle, se vanta de le guérir sur-le-champ, & le fit avec ce seul mot : Parlez. N’y a-t-il pas quelque chose de grand & d’héroÏque dans cet amour-là ? Qu’eut fait de plus la philosophie de Pythagore avec tout son faste il n’imagineroit-on pas une divinité donnant à un mortel, d’un seul mot, l’organe de la parole ? Quelle femme aujourd’hui pourroit compter sur un pareil silence un seul jour, dût-elle le payer de tout le prix qu’elle y peut mettre ? ] Cet empire est beau, ce me semble, & vaut bien la peine d’être acheté.

Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de soin que de peine, et plutôt en suivant son goût qu’en le gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon le portrait que j’en ai fait à émile, & selon qu’il imagine lui-même l’épouse qui peut le rendre heureux.

Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. Emile n’en est pas un, Sophie n’en est pas un non plus. Emile est homme, & Sophie est femme ; voilà toute leur gloire. Dans la confusion des sexes qui règne entre nous, c’est presque un prodige d’être du sien.

Sophie est bien née, elle est d’un bon naturel ; elle a le cœur très sensible, & cette extrême sensibilité lui donne quelquefois une activité d’imagination difficile à modérer. Elle a l’esprit moins juste que pénétrant, l’humeur facile & pourtant inégale, la figure commune, mais agréable, une physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas ; on peut