Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/318

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l’accélérer ; ils emploieroient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; & il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très peu d’heures s’il eût été le maître d’en ôter au gré de son ennui celles qui lui étoient à charge, & au gré de son impatience celles qui le séparoient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, & d’un quartier à l’autre, qui seroit fort embarrassé de ses heures s’il n’avoit le secret de les perdre ainsi, & qui s’éloigne exprès de ses affaires pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, & dont autrement il ne sauroit que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, & vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisqu’elle ne l’est pas encore assez à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne l’estimera point trop courte ; vivre & jouir seront pour lui la même chose ; &, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours.

Quand je n’aurois que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n’ai point élevé mon Emile pour désirer ni pour attendre, mais pour jouir ; & quand il porte ses désirs au delà du présent, ce n’est point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d’aller à l’objet qu’il désire ;