Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/328

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

long sur cette partie essentielle, omise par tous les autres, & pour ne m’être point laissé rebuter dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j’ai dit ce qu’il faut faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire : il m’importe fort peu d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devroit être l’histoire de mon espèce ? Vous qui la dépravez, c’est vous qui faites un roman de mon livre.

Une autre considération, qui renforce la première, est qu’il ne s’agit pas ici d’un jeune homme livré dès l’enfance à la crainte, à la convoitise, à l’envie, à l’orgueil, et à toutes les passions qui servent d’instruments aux éducations communes ; qu’il s’agit d’un jeune homme dont c’est ici, non seulement le premier amour, mais la première passion de toute espèce ; que de cette passion, l’unique peut-être qu’il sentira vivement dans toute sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur permettra plus de s’altérer.

On conçoit qu’entre Emile & moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc ! la seule conformité d’un nom doit-elle avoir tant de pouvoir sur un homme sage ? N’y a-t-il qu’une Sophie au monde ? Se ressemblent-elles toutes d’âme comme de nom ? Toutes celles qu’il verra sont-elles la sienne ? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à la quelle il n’a jamais parlé ?