Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/341

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Troublé de cette résistance obstinée & de ce silence invincible, il épanche son cœur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs de ce cœur navré de tristesse ; il implore son assistance & ses conseils. Quel impénétrable mystère ! Elle s’intéresse à mon sort, je n’en puis douter : loin de m’éviter, elle se plaît avec moi ; quand j’arrive, elle marque de la joie, & du regret quand je pars ; elle reçoit mes soins avec bonté ; mes services paraissent lui plaire ; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand j’ose parler d’union, elle m’impose impérieusement silence ; &, si j’ajoute un mot, elle me quitte à l’instant. Par quelle étrange raison ventaille bien que je sois à elle sans vouloir entendre parler d’être à moi ? Vous qu’elle honore, vous qu’elle aime & qu’elle n’osera faire taire, parlez, faites-la parler ; servez votre ami, couronnez votre ouvrage ; ne rendez pas vos soins funestes à votre élève : ah ! ce qu’il tient de vous fera sa misère, si vous n’achevez son bonheur.

Je parle à Sophie, & j’en arrache avec peu de peine un secret que je savois avant qu’elle me l’eût dit. J’obtiens plus difficilement la permission d’en instruire Emile : je l’obtiens enfin, & j’en use. Cette explication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il n’entend rien à cette délicatesse ; il n’imagine pas ce que des écus de plus ou de moins font au caractère & au mérite. Quand je lui fais entendre ce qu’ils font aux préjugés, il se met à rire, &, transporté de joie, il veut partir à l’instant, aller tout déchirer, tout jeter, renoncer à tout, pour avoir l’honneur