Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/343

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quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur pain. Qu’avez-vous donc à faire, ô Emile ! pour la rassurer sur ses craintes ? Faites-vous bien connoître à elle ; ce n’est pas l’affaire d’un jour. Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur d’être partagé. À force de constance et de temps, surmontez sa résistance ; à force de sentiments grands & généreux, forcez-la d’oublier vos richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables parents. Prouvez-lui que ces soins ne sont pas l’effet d’une passion folle et passagère, mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cœur. Honorez dignement le mérite outragé par la fortune : c’est le seul moyen de le réconcilier avec le mérite qu’elle a favorisé.

On conçoit quels transports de joie ce discours donne au jeune homme, combien il lui rend de confiance & d’espoir, combien son honnête cœur se félicite d’avoir à faire, pour plaire à Sophie, tout ce qu’il feroit de lui même quand Sophie n’existeroit pas, ou qu’il ne seroit pas amoureux d’elle. Pour peu qu’on ait compris son caractère, qui est-ce qui n’imaginera pas sa conduite en cette occasion ?

Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens & le médiateur de leurs amours ! Bel emploi pour un gouverneur ! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui m’élevât tant à mes propres yeux, & qui me rendît si content de moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas d’avoir ses agréments : je ne suis pas mal venu dans la maison ; l’on s’y fie à moi du soin d’y tenir les deux amants dans l’ordre : Emile, toujours tremblant de déplaire, ne fut jamais