Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/350

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’elle veuille bien ne pas s’en apercevoir. Un jour qu’il veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté, elle s’avise de le trouver très mauvais. Il s’obstine, elle s’irrite, le dépit lui dicte quelques mots piquants ; Emile ne les endure pas sans réplique : le reste du jour se passe en bouderie, & l’on se sépare très mécontents.

Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente ; comment lui cacheroit-elle son chagrin ? C’est sa première brouillerie ; & une brouillerie d’une heure est une si grande affaire ! Elle se repent de sa faute : sa mère lui permet de la réparer, son père le lui ordonne.

Le lendemain, Emile, inquiet, revient plus tôt qu’à l’ordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le père est aussi dans la même chambre : Emile entre avec respect, mais d’un air triste. À peine le père & la mère l’ont-ils salué, que Sophie se retourne, &, lui présentant la main, lui demande, d’un ton caressant, comment il se porte. Il est clair que cette jolie main ne s’avance ainsi que pour être baisée : il la reçoit & ne la baise pas. Sophie, un peu honteuse, la retire d’aussi bonne grâce qu’il lui est possible. Emile, qui n’est pas fait aux manières des femmes, & qui ne sait à quoi le caprice est bon, ne l’oublie pas aisément & ne s’apaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embarrassée, achève de la déconcerter par des railleries. La pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce qu’elle fait, et donneroit tout au monde pour oser pleurer. Plus elle se contraint, plus son cœur se gonfle ; une larme s’échappe enfin malgré qu’elle en ait. Emile voit cette larme, se précipite à ses genoux, lui prend la main,