Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/351

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la baise plusieurs fois avec saisissement. Ma foi, vous être trop bon, dit le père en éclatant de rire ; j’aurais moins d’indulgence pour toutes ces folles, & je punirois la bouche qui m’aurait offensé. Emile, enhardi par ce discours, tourne un œil suppliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consentement, s’approche en tremblant du visage de Sophie, qui détourne la tête, &, pour sauver la bouche, expose une joue de roses. L’indiscret ne s’en contente pas ; on résiste faiblement. Quel baiser, s’il n’était pas pris sous les yeux d’une mère ! Sévère Sophie, prenez garde à vous ; on vous demandera souvent votre robe à baiser, à condition que vous la refuserez quelquefois.

Après cette exemplaire punition, le père sort pour quelque affaire ; la mère envoie Sophie sous quelque prétexte, puis elle adresse la parole à Emile & lui dit d’un ton sérieux :

"Monsieur, je crois qu’un jeune homme aussi bien né, aussi bien élevé que vous, qui a des sentiments & des mœurs, ne voudroit pas payer du déshonneur d’une famille l’amitié qu’elle lui témoigne. Je ne suis ni farouche ni prude ; je sais ce qu’il faut passer à la jeunesse folâtre ; & ce que j’ai souffert sous mes yeux vous le prouve assez. Consultez votre ami sur vos devoirs ; il vous dira quelle différence il y a entre les jeux que la présence d’un père & d’une mère autorise & les libertés qu’on prend loin d’eux en abusant de leur confiance, & tournant en pièges les mêmes faveurs qui, sous leurs yeux, ne sont qu’innocentes. Il vous dira, Monsieur, que ma fille n’a eu d’autre tort avec vous que celui de ne pas voir, dès la