Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/353

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est sévère, c’est par humilité. Elle prend sur Emile l’empire qu’elle craint de n’avoir pas sur Sophie ; elle se sert de l’un pour combattre l’autre. Si elle étoit plus confiante, elle seroit bien moins fière. Otez ce seul point, quelle fille au monde est plus facile & plus douce ? qui est-ce qui supporte plus patiemment une offense ? qui est-ce qui craint plus d’en faire à autrui ? qui est-ce qui a moins de prétentions en tout genre, hors la vertu ? Encore n’est-ce pas de sa vertu qu’elle est fière, elle ne l’est que pour la conserver ; & quand elle peut se livrer sans risque au penchant de son cœur, elle caresse jusqu’à son amant. Mais sa discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père même : les hommes ne doivent pas tout savoir.

Loin même qu’elle semble s’enorgueillir de sa conquête, Sophie en est devenue encore plus affable & moins exigeante avec tout le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le sentiment de l’indépendance n’enfle plus son noble cœur. Elle triomphe avec modestie d’une victoire qui lui coûte sa liberté. Elle a le maintien moins libre & le parler plus timide depuis qu’elle n’entend plus le mot d’amant sans rougir ; mais le contentement perce à travers son embarras, et cette honte elle-même n’est pas un sentiment fâcheux. C’est surtout avec les jeunes sur venants que la différence de sa conduite est le plus sensible. Depuis qu’elle ne les craint plus, l’extrême réserve qu’elle avoit avec eux s’est beaucoup relâchée. Décidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gracieuse aux indifférents ; moins difficile sur leur mérite depuis qu’elle n’y prend plus d’intérêt, elle les