Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/375

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Un soir nous sommes attendus ; Emile a reçu l’ordre. On vient au-devant de nous ; nous n’arrivons point. Que sont-ils devenus ? Quel malheur leur est arrivé ? Personne de leur part ? La soirée s’écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts ; elle se désole, elle se tourmente ; elle passe la nuit à pleurer. Dès le soir on a expédié un messager pour s’informer de nous & rapporter de nos nouvelles le lendemain matin. Le messager revient accompagné d’un autre de notre part, qui fait nos excuses de bouche & dit que nous nous portons bien. Un moment après, nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène change ; Sophie essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils sont de rage. Son cœur altier n’a pas gagné à se rassurer sur notre vie : Emile vit, & s’est fait attendre inutilement.

À notre arrivée, elle veut s’enfermer. On veut qu’elle reste ; il faut rester : mais, prenant à l’instant son parti, elle affecte un air tranquille & content qui en imposeroit à d’autres. Le père vient au-devant de nous & nous dit : Vous avez tenu vos amis en peine ; il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aisément. Qui donc, mon papa ? dit Sophie avec une manière de sourire le plus gracieux qu’elle puisse affecter. Que vous importe, répond le père, pourvu que ce ne soit pas vous ? Sophie ne réplique point, & baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous reçoit d’un air froid & composé. Emile embarrassé n’ose aborder Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se porte, l’invite à s’asseoir, & se contrefoit si bien que le pauvre jeune homme, qui n’entend rien encore au langage des passions violentes,