Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/383

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"Quand tu es entré dans l’âge de raison, je t’ai garanti de l’opinion des hommes ; quand ton cœur est devenu sensible, je t’ai préservé de l’empire des passions. Si j’avois pu prolonger ce calme intérieur jusqu’à la fin de ta vie, j’aurois mis mon ouvrage en sûreté, & tu serois toujours heureux autant qu’un homme peut l’être ; mais, cher Emile, j’ai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je n’ai pu la rendre partout invulnérable ; il s’élève un nouvel ennemi que tu n’as pas encore appris à vaincre, & dont je n’ai pu te sauver. Cet ennemi, c’est toi-même. La nature & la fortune t’avoient laissé libre. Tu pouvois endurer la misère ; tu pouvois supporter les douleurs du corps, celles de l’âme t’étoient inconnues ; tu ne tenois à rien qu’à la condition humaine, & maintenant tu tiens à tous les attachements que tu t’es donnés ; en apprenant à désirer, tu t’es rendu l’esclave de tes désirs. Sans que rien change en toi, sans que rien t’offense, sans que rien touche à ton être, que de douleurs peuvent attaquer ton âme ! que de maux tu peux sentir sans être malade ! que de morts tu peux souffrir sans mourir ! Un mensonge, une erreur, un doute peut te mettre au désespoir."

"Tu voyois au théâtre les héros, livrés à des douleurs extrêmes, faire retentir la scène de leurs cris insensés, s’affliger comme des femmes, pleurer comme des enfants, & mériter ainsi les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale que te causoient ces lamentations, ces cris, ces plaintes, dans des hommes dont on ne devoit attendre que des actes de constance & de fermeté. Quoi ! disois