Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/400

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Je tiens pour maxime incontestable que quiconque a vu qu’un peuple, au lieu de connoître les hommes, connaît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la même question des voyages : Suffit-il qu’un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou s’il lui importe de connoître les hommes en général ? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. Voyez combien la solution d’une question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.

Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre entière ? Faut-il aller au Japon observer les Européens ? Pour connoître l’espèce, faut-il connoître tous les individus ? Non ; il y a des hommes qui se ressemblent si fort, que ce n’est pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix François les a vus tous. Quoiqu’on n’en puisse pas dire autant des Anglois & de quelques autres peuples, il est pourtant certain que chaque nation a son caractère propre & spécifique, qui se tire par induction, non de l’observation d’un seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connaît les hommes, comme celui qui a vu dix François connaît les Français.

Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays ; il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, & les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce qu’ils ignorent l’art dépenser, que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par l’auteur, & que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d’eux-mêmes.