Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/454

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que ce seul mot, mais d’un ton qui va chercher l’âme : L’ingrat ! Emile est si bête qu’il n’entend rien à cela. Moi, je l’entends ; j’écarte Emile, & je prends à son tour Sophie en particulier.

Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne sauroit avoir plus de délicatesse ni l’employer plus mal à propos. Chère Sophie, rassurez-vous ; c’est un homme que je vous ai donné, ne craignez pas de le prendre pour tel : vous avez eu les prémices de sa jeunesse ; il ne l’a prodiguée à personne, il la conservera longtemps pour vous.

"Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans la conversation que nous eûmes tous trois avant-hier. Vous n’y avez peut-être aperçu qu’un art de ménager vos plaisirs pour les rendre durables. Ô Sophie ! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Emile est devenu votre chef ; c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon que l’homme soit conduit par elle ; c’est encore la loi de la nature ; & c’est pour vous rendre autant d’autorité sur son cœur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai faite l’arbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles ; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous ; & ce qui s’est déjà passé me montre que cet art si difficile n’est pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez longtemps par l’amour, si vous rendez vos faveurs rares & précieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez