Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/466

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est, & de régler son cœur sur sa destinée. Voilà tout ce qui dépend de nous, me disiez-vous ; tout le reste est de nécessité. Celui qui lutte le plus contre son sort est le moins sage & toujours le plus malheureux ; ce qu’il peut changer à sa situation le soulage moins que le trouble intérieur qu’il se donne pour cela ne le tourmente. Il réussit rarement, & ne gagne rien à.réussir. Mais quel être sensible peut vivre toujours sans passions, sans attachemens ? Ce n’est pas un homme, c’est une brute ou c’est un Dieu. Ne pouvant donc me garantir de toutes les affections qui nous lient aux choses, vous m’apprîtes du moins à. les choisir, à n’ouvrir mon ame qu’aux plus nobles, à ne l’attacher qu’aux plus dignes objets qui : sont mes semblables, à étendre pour ainsi dire, le moi humain sur toute l’humanité, & à me préserver ainsi des viles passions qui le concentrent.

Quand mes sens éveillés par l’âge me demanderent une compagne, vous épurâtes leur feu par les sentimens ; c’est par l’imagination qui les anime que j’appris à les subjuguer. J’aimois Sophie avant même que de la connoître ; cet amour préservoit mon cœur des piéges du vice, il y portoit le goût des choses belles & honnêtes, il y gravoit en traits ineffaçables les saintes loix de la vertu. Quand je vis enfin ce digne objet de mon culte, quand je sentis l’empire de ses charmes, tout ce qui peut entrer de doux, de ravissant dans une ame pénétra la mienne d’un sentiment exquis que rien ne peut exprimer. Jours chéris de mes premieres amours, jours délicieux, que ne pouvez-vous recommencer sans cesse & remplir désormais tout mon être ! je ne voudrois point d’autre éternité.