Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/469

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jusqu’alors : je lui proposai d’y suivre une amie qu’elle s’étoit faire au voisinage & qui etoit obligée de s’y rendre avec son mari. Elle y consentit pour ne point se séparer de moi, ne pénétrant pas mon motif. Son affliction lui étoit trop chere pour chercher à la calmer. Partager ses regrets, pleurer avec elle, etoit la seule consolation qu’on pût lui donner.

En approchant du la capitale, je me sentis frappé d’une impression funeste que je n’avois jamais éprouvée auparavant. Les plus tristes pressentimens s’élevoient dans mon sein : tout ce que j’avois vu, tout ce que vous m’aviez dit des grandes villes me faisoit trembler sur le séjour de celle-ci. Je m’effrayois d’exposer une union si pure à tant de dangers qui pouvoient l’altérer. Je frémissois en regardant la triste Sophie, de songer que j’entraînois moi-même tant de vertus & de charmes dans ce gouffre de préjugés & de vices ou vont se perdre de toutes parts l’innocence & le bonheur.

Cependant, sur d’elle & de moi, je méprisois cet avis de la prudence que je prenois pour un vain pressentiment ; en m’en laissant tourmenter je le traitois de chimere. Hélas ! je n’imaginois pas le voir sitôt & si cruellement justifie. Je ne songeois gueres que je n’allois pas chercher le péril dans la capitale, mais qu’il m’y suivoit.

Comment vous parler des deux ans que nous passâmes dans cette fatale Ville, & de l’effet cruel que fit sur mon ame & sur mon sort ce séjour empoisonné ? Vous avez trop sçu ces tristes catastrophes dont le souvenir, effacé dans des jours plus heureux, vient aujourd’hui redoubler mes regrets, en me ramenant à leur source. Quel changement produisit en moi