Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/482

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pouvoir me retenir, je vais avec la plus détestable lâcheté couvrir de cent baisers & baigner d’un torrent de pleurs le seuil de sa porte, puis m’échappant avec la crainte & les précautions d’un coupable, je sors doucement du logis résolu de n’y rentrer de mes jours.

Ici finit ma vive mais courte folie, & je rentrai dans mon bon sens. Je crois même avoir sait ce que j’avois du faire en cédant d’abord à la passion que je ne pouvois vaincre, pour pouvoir la gouverner ensuite après lui avoir laisse quelque essor. Le mouvement que je venois de suivre m’ayant disposé à l’attendrissement, la rage qui m’avoit transporté jusqu’alors fit place à la tristesse, & je commençai à lire assez au fond de mon cœur pour y voir gravée en traits ineffaçables la plus profonde affliction. Je marchois cependant, je m’éloignois du lieu redoutable, moins rapidement que la veille, mais aussi sans faire aucun détour. Je sortis de la ville, & prenant le premier grand chemin, je me mis à le suivre d’une démarche lente & mal assurée qui marquoit la défaillance & l’abattement. à mesure que le jour croissant éclairoit les objets, je croyois voir un autre Ciel, une autre Terre, un autre Univers ; tout étoit changé pour moi. Je n’étois plus le même que la veille, ou plutôt, je n’étois plus ; c’étoit ma propre mort que j’avois à pleurer. Ô combien de délicieux souvenirs vinrent assiéger mon cœur serré de détresse, & le forcer de s’ouvrir à leurs douces images pour le noyer de vains regrets ! Toutes mes jouissances passées venoient aigrir le sentiment de mes pertes, & me rendoient plus de tourmens qu’elles ne n’avoient donné de voluptés.