Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/512

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forcé qui nous jetta en pleine mer ; il dura deux jours : le troisieme nous apperçûmes la terre à notre gauche. Je demandai au Patron ce que c’étoit. Il me dit, terre de l’Eglise. Un matelot soutint que c’étoit la côte de Sardaigne ; il fut hué, & paya de cette façon sa bienvenue ; car quoique vieux matelot, il étoit nouvellement sur ce bord, ainsi que moi.

II ne m’importoit gueres où que nous fussions ; mais ce qu’avoit dit cet homme ayant ranimé ma curiosité, je me mis à fureter autour de l’habitacle, pour voir si quelque fer mis là par mégarde ne faisoit point décliner l’aiguille. Quelle fut ma surprise de trouver un gros aimant caché dans un coin ! En l’ôtant de sa place, je vis l’aiguille en mouvement reprendre sa direction. Dans le même instant quelqu’un cria ; Voile. Le Patron regarda avec sa lunette, & dit que c’étoit un petit bâtiment françois ; comme il avoit le cap sur nous & que nous ne l’évitions pas, il ne tarda pas d’être à pleine vue, & chacun vit alors que c’étoit une voile barbaresque. Trois marchands Napolitains que nous avions à bord avec tout leur bien, pousserent des cris jusqu’au Ciel. L’énigme alors me devint claire. Je m’approchai du Patron, & lui dis à l’oreille : Patron, si nous sommes pris, tu es mort ; compte là-dessus. J’avois paru si peu ému, & je lui tins ce discours d’un ton si posé, qu’il ne s’en alarma gueres & feignit même de ne l’avoir pas entendu.

Il donna quelques ordres pour la défense, mais il ne se trouva pas une arme en état, & nous avions tant brûlé.de poudre, que quand on voulut charger les pierriers, à peine