Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/517

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moi, mais tous n’y avoient pas trouvé le même adoucissement. Deux chevaliers de Malte entre autres avoient été délaissés. Leurs familles étoient pauvres. La Religion ne rachete point ses captifs, & les Peres ne pouvant racheter tout le monde, donnoient ainsi que les Consuls, une préférence fort naturelle & qui n’est pas inique à ceux dont la reconnoissance leur pouvoit être plus utile. Ces deux chevaliers, l’un jeune & l’autre vieux, étoient instruits & ne manquoient pas de mérite ; mais ce mérite étoit perdu dans leur situation présente. Ils savoient le génie, la tactique, le latin, les belles-lettres. Ils avoient des talens pour briller, pour commander, qui n’étoient pas d’une grande ressource à des esclaves. Pour surcroît, ils portoient fort impatiemment leurs fers, & la philosophie dont ils se piquoient extrêmement, n’avoit point appris à ces fiers gentilshomme à servir de bonne grave des pieds-plats & des bandits ; car ils n’appelloient pas autrement leurs maîtres. Je plaignois ces deux pauvres gens ; ayant renoncé par leur noblesse à leur état d’hommes, à Alger ils n’étoient plus rien ; même ils étoient moins que rien. Car parmi les corsaires, un corsaire ennemi fait esclave est fort au-dessous du néant. Je ne pus servir le vieux que de mes conseils qui lui etoient superflus, car p-lus savant que moi, du moins de cette science qui s’étale, il savoit à fond toute la morale, & ses préceptes lui étoient très-familiers ; il n’y avoit que la pratique qui lui manquât, & l’on ne sauroit porter de plus mauvaise grace le joug de la nécessité. Le jeune encore plus impatient, mais ardent, actif, intrépide, se perdoit