Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/104

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et n’avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant notre éloignement. Cette idée ne s’offrait pas à lui directement, et ne l’empêchait pas de faire son devoir ; mais elle agissait sourdement sans qu’il s’en aperçût lui-même, et ralentissait quelquefois son zèle, qu’il eût poussé plus loin sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d’abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu’à Chambéri, où il était moralement sûr de m’atteindre. Voilà pourquoi encore, l’étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de père, mais sans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d’un père dont j’ai si bien connu la tendresse et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en apercevoir ; et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m’a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là.

Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m’y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit : maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m’y oppose pas.