Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/149

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J’avais compté sur l’obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m’enfonçai davantage. Un mur m’arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d’un manche à balai, parmi lesquelles j’aperçus la petite coquine qui m’avait décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage.

L’homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais là. On conçoit que ma réponse n’était pas prête. Je me remis cependant ; et, m’évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis d’un ton suppliant d’avoir pitié de mon âge et de mon état ; que j’étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s’était dérangé ; que je m’étais échappé de la maison paternelle, parce qu’on voulait m’enfermer ; que j’étais perdu s’il me faisait connaître ; mais que s’il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-être un jour reconnaître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet : l’homme terrible en fut touché, et après une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me questionner davantage. À l’air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l’homme que j’avais tant craint m’était fort utile, et qu’avec elles seules je n’en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guère ; car, pourvu que le sabre et l’homme ne s’en mêlassent pas, j’étais bien sûr, leste et vigoureux comme j’étais, de me délivrer de leurs tricots et d’elles.

Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j’allai donner du nez contre l’homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d’un ton railleur : « Je suis prince, me dit-il, je suis prince ; et moi je suis un coïon : mais que son altesse n’y revienne pas ! » Il n’ajouta rien de plus, et je m’esquivai en baissant la tête, et le remerciant dans mon cœur de sa discrétion. J’ai jugé que ces mauvaises vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu’il en soit, tout Piémontais qu’il était, c’était un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnaissance :