Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/52

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rais d’un œil ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois tantes n’étaient pas seulement des personnes d’une sagesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir ; et jamais on n’a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu’on doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur le même article ; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée : je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même ; car mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des cavités dans la terre, où l’on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul souvenir.

Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré des effervescences de sang très-incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable, et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes