Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/86

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moi, chétif apprenti, je n’étais plus qu’un enfant de Saint-Gervais. Il n’y avait plus entre nous d’égalité, malgré la naissance ; c’était déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout à fait entre nous ; et comme c’était un garçon d’un bon naturel, il suivait quelquefois son cœur malgré les leçons de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m’en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque agrément dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée, dont j’étais fort épris, et que j’ai portée jusqu’à Turin, où le besoin m’en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j’ai réfléchi depuis à la manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu’il suivit les instructions de sa mère, et peut-être de son père, car il n’est pas possible que de lui-même il n’eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu’il n’eût tenté de me suivre : mais point. Il m’encouragea dans mon dessein plutôt qu’il ne m’en détourna : puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus. C’est dommage : il était d’un caractère essentiellement bon ; nous étions faits pour nous aimer.

Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait naturellement, si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours ; et me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l’un à l’autre, il m’importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j’étais au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir. De cela seul il suivait que l’état le plus simple, celui qui donnait le