Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/119

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facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je n’eus pas un seul ennemi ; mais sitôt que j’eus un nom, je n’eus plus d’amis. Ce fut un très-grand malheur ; un plus grand encore fut d’être environné de gens qui prenaient ce nom, et qui n’usèrent des droits qu’il leur donnait que pour m’entraîner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame ; je n’en montre ici que l’origine : on en verra bientôt former le premier nœud.

Dans l’indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J’en imaginai un moyen très-simple, ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l’aurais prise ; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m’y tins. Croyant n’avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la vanité, de caissier d’un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix ; et je m’en suis si peu repenti, que je n’ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai.

Le succès de mon premier Discours me rendit l’exécution de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j’étais dans mon lit, il m’écrivit un billet pour m’en annoncer la publication et l’effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues ; il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil. Cette faveur du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le sentiment interne, j’avais toujours douté jusqu’alors. Je compris tout l’avantage que j’en pouvais tirer pour le parti que j’étais prêt à prendre, et je jugeai qu’un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail.

Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée, j’écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet, et me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez moi ; mais il trouva ma résolution si bien prise qu’il ne put parvenir à