Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/169

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sceau à ma réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j’en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise, j’avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci : Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens ? J’avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si même elle en était différente : Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi ? De là, qu’est-ce que la loi ? et une chaîne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je n’avais pas trouvé, dans le voyage que je venais d’y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré ; et j’avais cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l’amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d’avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu’eux.

Quoiqu’il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage, il n’était encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n’avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignais qu’il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j’écrivais, et que l’effroi de mes amis ne me gênât dans l’exécution. J’ignorais encore s’il serait fait à temps, et de manière à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu’il me demandait ; bien sûr que, n’ayant point l’humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d’application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j’avais par ma naissance ; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j’avais à vivre,