Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/177

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le dîner de la ménagère et le vin du cru, j’aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maître, qui me faisaient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors ; mais surtout à messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maître dix fois plus cher que je n’en aurais payé de meilleur au cabaret.

Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire, maître d’y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l’effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon cœur, il convient d’en récapituler les affections secrètes, afin qu’on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.

J’ai toujours regardé le jour qui m’unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J’avais besoin d’un attachement, puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s’éteint point dans le cœur de l’homme. Maman vieillissait et s’avilissait ! Il m’était prouvé qu’elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d’idée en idée et de projet en projet. Mon voyage de Venise m’eût jeté dans les affaires publiques, si l’homme avec qui j’allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre ; et regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m’évertuer.

Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m’unis à elle d’un attachement à l’épreuve du temps et des torts, et que tout ce qui l’aurait dû rompre n’a jamais fait que l’augmenter. On connaîtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu’au moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne.