Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/189

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que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu’ils me prodiguaient, c’était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime ; et, du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres : voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m’en ont accordé une, ce n’a pas été du moins la dernière.

J’avais une demeure isolée, dans une solitude charmante : maître chez moi, j’y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m’y contrôler. Mais cette habitation m’imposait des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n’était que précaire ; plus asservi que par des ordres, je devais l’être par ma volonté : je n’avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire : J’emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de madame d’Épinay, j’en avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La distance où j’étais de Paris n’empêchait pas qu’il ne me vînt journellement des tas de désœuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j’y pensais le moins, j’étais impitoyablement assailli ; et rarement j’ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.

Bref, au milieu des biens que j’avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de ma jeunesse, et je m’écriais quelquefois en soupirant : Ah ! ce ne sont pas encore ici les Charmettes !

Les souvenirs des divers temps de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où j’étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentiments que j’y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d’objet, s’y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs.

Comment se pouvait-il qu’avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre