Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/195

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le sort m’a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme, achevèrent de me déterminer, et j’établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j’imaginai du premier bond ; le reste n’y fut ajouté que dans la suite.

Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu’il suffisait pour remplir mon imagination d’objets agréables, et mon cœur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d’exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu’elles m’offraient ; et, rappelant tout ce que j’avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l’essor en quelque sorte au désir d’aimer, que je n’avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré.

Je jetai d’abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite et sans liaison ; et lorsque je m’avisai de les vouloir coudre, j’y fus souvent fort embarrassé. Ce qu’il y a de peu croyable et de très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j’eusse aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu’un jour je serais tenté d’en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n’ont pas été taillés pour la place qu’ils occupent, sont pleines d’un remplissage verbeux qu’on ne trouve pas dans les autres.

Au plus fort de mes rêveries, j’eus une visite de madame d’Houdetot, la première qu’elle m’eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d’Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier général, sœur de M. d’Épinay et de MM. de Lalive et de la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J’ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu’aux fêtes de la Chevrette, chez madame d’Épinay, sa belle-sœur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu’à Épinay, non-seulement je la trouvai toujours très aimable,