Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/201

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force de les tourner et retourner dans ma tête, j’en forme enfin l’espèce de plan dont on a vu l’exécution. C’était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies : l’amour du bien, qui n’est jamais sorti de mon cœur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l’innocence y eût manqué. Une fille faible est un objet de pitié que l’amour peut rendre intéressant, et qui souvent n’est pas moins aimable : mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des mœurs à la mode ? et qu’y a-t-il de plus révoltant que l’orgueil d’une femme infidèle, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu’elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait ? Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais qu’une jeune personne, née avec un cœur aussi tendre qu’honnête, se laisse vaincre à l’amour étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse : quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n’est pas utile, est un menteur et un hypocrite ; ne l’écoutez pas.

Outre cet objet de mœurs et d’honnêteté conjugale, qui tient radicalement à tout l’ordre social, je m’en fis un plus grand secret de concorde et de paix publique ; objet plus grand, plus important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment où l’on se trouvait. L’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l’un contre l’autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à des loups enragés, acharnés à s’entre-déchirer, qu’à des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s’éclairer, se convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l’un et à l’autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile ; et Dieu sait ce qu’eût produit une guerre civile de religion, où l’intolérance la plus cruelle était au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j’avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu’ils n’avaient pas écoutées. Je m’avisai d’un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable : c’était d’adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés,