Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/240

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Cette prétendue amitié m’était aussi fatale au dedans qu’au dehors. Les longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur depuis plusieurs années avaient changé sensiblement cette femme à mon égard, et ce changement ne m’était assurément pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête ? Pourquoi ce profond mystère ? La conversation de cette vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand secret ? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient, ils m’avaient paru risibles ; en y repensant alors, je commençai de m’en étonner. Cet étonnement eût été jusqu’à l’inquiétude, si j’avais su dès lors ce que cette femme me préparait.

Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au dehors, et difficile à concilier avec le ton qu’il prenait vis-à-vis de moi-même, il ne me revenait rien de lui d’aucun côté qui fût à mon avantage, et la commisération qu’il feignait d’avoir pour moi tendait bien moins à me servir qu’à m’avilir. Il m’ôtait même, autant qu’il était en lui, la ressource du métier que je m’étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste ; et je conviens qu’il disait en cela la vérité ; mais ce n’était pas à lui de la dire. Il prouvait que ce n’était pas plaisanterie, en se servant d’un autre copiste et en ne me laissant aucune des pratiques qu’il pouvait m’ôter. On eût dit que son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit pour ma subsistance, et d’en tarir la source jusqu’à ce que j’en fusse réduit là.

Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne prévention qui parlait encore. Je jugeai son caractère au moins très-suspect ; et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus voir, j’en avertis madame d’Épinay, appuyant ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j’ai maintenant oubliés.

Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop que dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne s’était pas encore concertée avec lui ; mais le lendemain, au lieu de s’expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre très adroite, qu’ils avaient minutée ensemble, et par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifiait par son caractère concentré, et, me faisant un crime de l’avoir soupçonné de perfidie envers son ami, m’exhortait à me raccommoder avec lui. Cette lettre m’ébranla. Dans