Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/249

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moi-même : je suis presque assuré que si mon cœur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois mois pour être guéri radicalement.

Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame d’Houdetot… liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences selon les dispositions de son propre cœur, mais dans lesquelles la passion que m’inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être qu’aucun homme ait jamais sentie, s’honorera toujours, entre le ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices faits par tous deux au devoir, à l’honneur, à l’amour et à l’amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l’un de l’autre, pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudrait être indigne de toute estime, pour se résoudre à en perdre une de si haut prix ; et l’énergie même des sentiments qui pouvaient nous rendre coupables fut ce qui nous empêcha de le devenir.

C’est ainsi qu’après une si longue amitié pour l’une de ces deux femmes, et un si vif amour pour l’autre, je leur fis séparément mes adieux en un même jour, à l’une pour ne la revoir de ma vie, à l’autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-après.

Après leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de mes imprudences. Si j’eusse été dans mon état naturel, après la proposition et le refus du voyage de Genève, je n’avais qu’à rester tranquille, et tout était dit. Mais j’en avais sottement fait une affaire qui ne pouvait rester dans l’état où elle était, et je ne pouvais me dispenser de toute ultérieure explication qu’en quittant l’Ermitage ; ce que je venais de promettre à madame d’Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avait exigé que j’excusasse auprès de mes soi-disant amis le refus de ce voyage, afin qu’on ne lui imputât pas ce refus. Cependant je n’en pouvais alléguer la véritable cause sans outrager madame d’Épinay, à qui je devais certainement de la reconnaissance, après tout ce qu’elle avait fait pour moi. Tout bien considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable alternative de manquer à madame d’Épinay, à madame d’Houdetot, ou à moi-même, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement,