Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans tergiverser, et avec une générosité digne assurément de laver les fautes qui m’avaient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et qu’ils attendaient peut-être, a fait la ruine de ma réputation, et m’a ôté, par leurs soins, l’estime publique ; mais il m’a rendu la mienne, et m’a consolé dans mes malheurs. Ce n’est pas la dernière fois, comme on verra, que j’ai fait de pareils sacrifices, ni la dernière aussi qu’on s’en est prévalu pour m’accabler.

Grimm était le seul qui parût n’avoir pris aucune part dans cette affaire, et ce fut à lui que je résolus de m’adresser. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j’exposai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genève, l’inutilité, l’embarras même dont j’y aurais été à madame d’Épinay, et les inconvénients qui en auraient résulté pour moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation de lui laisser voir que j’étais instruit, et qu’il me paraissait singulier qu’on prétendît que c’était à moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s’en dispensait, et qu’on ne faisait pas mention de lui. Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m’aurait donné dans le public l’apparence de bien des torts ; mais elle était un exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui, comme Grimm, étaient au fait des choses que j’y taisais, et qui justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus contre moi, en prêtant l’avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que madame d’Houdetot avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant que, sur mes raisons, elle avait changé d’avis. Je ne pouvais mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi, qu’en paraissant, sur ce point, mécontent d’elle.

Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout autre homme aurait été touché ; car en exhortant Grimm à peser mes raisons et à me marquer après cela son avis, je lui marquais que cet avis serait suivi, quel qu’il pût être : et c’était mon intention, eût-il même opiné pour mon départ ; car M. d’Épinay s’étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors un coup d’œil tout différent : au lieu que c’était moi d’abord qu’on voulut charger de cet emploi, et qu’il ne fut question de lui qu’après mon refus.