Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/278

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J’avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin, homme d’esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire d’Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la suite imprima l’Émile.

J’avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé de Grosley, plus fait pour être homme d’État et ministre que curé de village, et à qui l’on eût donné tout au moins un diocèse à gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du Luc, et avait connu très particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d’estime pour la mémoire de cet illustre banni que d’horreur pour celle du fourbe Saurin qui l’avait perdu, il savait sur l’un et sur l’autre beaucoup d’anecdotes curieuses, que Seguy n’avait pas mises dans la vie encore manuscrite du premier ; et il m’assurait que le comte du Luc, loin d’avoir jamais eu à s’en plaindre, avait conservé jusqu’à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez bonne, après la mort de son patron, avait été employé jadis dans beaucoup d’affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore présente, et dont il raisonnait très bien. Sa conversation, non moins instructive qu’amusante, ne sentait point son curé de village : il joignait le ton d’un homme du monde aux connaissances d’un homme de cabinet. Il était, de tous mes voisins permanents, celui dont la société m’était la plus agréable, et que j’ai eu le plus de regret de quitter.

J’avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie, je m’étais attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvais. J’avais cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir et l’art qu’il avait de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec lui. J’en parlais à tout le monde : apparemment ce que j’en disais lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l’avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m’est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu’à