Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connaissance avait commencé peu de temps après mon arrivée à l’Ermitage, où il me venait voir très souvent. J’étais déjà établi à Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne pensais à rien moins, il m’écrivit de la part de cette femme, pour m’informer que M. Grimm offrait de se charger de son entretien, et pour me demander la permission d’accepter cette offre. J’appris qu’elle consistait en une pension de trois cents livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l’impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu’on ne m’eût pas fait un si grand crime de l’avoir amenée à la campagne, où cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien pu se passer si je l’avais refusée, qu’afin de ne pas s’exposer à perdre ce que je lui donnais de mon côté. Quoique cette charité me parût très-extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu’elle a fait dans la suite. Mais quand j’aurais su tout ce que j’ai pénétré depuis, je n’en aurais pas moins donné mon consentement, comme je fis, et comme j’étais obligé de faire, à moins de renchérir sur l’offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me guérit un peu de l’imputation de bonhomie qui lui avait paru si plaisante, et dont je l’avais si étourdiment chargé.

Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui recherchèrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi : car il y avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens. C’étaient des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et passaient pour des prêtres déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de porter les rapières auxquelles ils étaient attachés. Le mystère prodigieux qu’ils mettaient à toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je n’ai jamais douté qu’ils ne fissent la Gazette ecclésiastique. L’un, grand, bénin, patelin, s’appelait M. Ferraud ; l’autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s’appelait M. Minard.