Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/283

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aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois à Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m’avoir, qu’il en était même gênant ; et quoique nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je passais une semaine entière sans aller dîner chez lui. Quand il allait à Jonville, il m’y voulait toujours emmener ; mais y étant une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n’y voulus plus retourner. M. de Jonville était assurément un honnête et galant homme, aimable même à certains égards ; mais il avait peu d’esprit : il était beau, tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et peut-être unique au monde, dont il s’occupait beaucoup, et dont il occupait aussi ses hôtes, qui quelquefois s’en amusaient moins que lui. C’était une collection très complète de tous les vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans, où l’on trouvait beaucoup d’anecdotes, qu’on aurait inutilement cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l’histoire de France, dont on ne s’aviserait guère chez toute autre nation.

Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu’après lui avoir donné occasion de s’expliquer, et même l’en avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j’ai tenue, de n’y plus remettre les pieds ; car on ne me revoit guère où j’ai été une fois mal reçu, et il n’y avait point ici de Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tête quel tort je pouvais avoir avec lui : je ne trouvai guère. J’étais sûr de n’avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable ; car je lui étais sincèrement attaché ; et, outre que je n’en avais que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler qu’avec honneur des maisons que je fréquentais.

Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La dernière fois que nous nous étions vus, il m’avait donné à souper chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens très aimables, et qui n’avaient point du tout l’air ni le ton libertin ; et je puis jurer que de mon côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je