Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/287

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et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Margency et de déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure et d’être commandé par le temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il fallait me charger, l’emportèrent sur tout, et me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n’étais pas propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n’était assurément pas là ce qu’il fallait au Journal des savants. J’écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute l’honnêteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu’il ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu’il entrât ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l’approuvèrent-ils l’un et l’autre, sans m’en faire moins bon visage ; et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public n’en a jamais eu le moindre vent.

Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me la faire agréer ; car depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d’auteur. Tout ce qui venait de m’arriver m’avait absolument dégoûté des gens de lettres, et j’avais éprouvé qu’il était impossible de courir la même carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l’étais guère moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n’étais point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et d’un autre état que celui que j’avais choisi, sans tenir maison comme eux, j’étais obligé de les imiter en bien des choses ; et des menues dépenses, qui n’étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables. Qu’un autre homme aille dans une maison de campagne, il est