Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/297

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quatre appartements complets qu’il contient, outre le rez-de-chaussée, composé d’une salle de bal, d’une salle de billard et d’une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j’eus aussi. Il était d’une propreté charmante ; l’ameublement en était blanc et bleu. C’est dans cette profonde et délicieuse solitude qu’au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je composai dans une continuelle extase le cinquième livre de l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local où je l’écrivais.

Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle ! Quel bon café au lait j’y prenais tête à tête avec ma Thérèse ! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étais là dans le paradis terrestre ; j’y vivais avec autant d’innocence, et j’y goûtais le même bonheur.

Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me marquèrent tant d’attentions et me firent tant de caresses, que, logé chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d’y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais presque point : j’allais le matin faire ma cour à madame la maréchale ; j’y dînais ; j’allais l’après-midi me promener avec M. le maréchal, mais je n’y soupais pas, à cause du grand monde, et qu’on y soupait trop tard pour moi. Jusqu’alors tout était convenable, et il n’y avait point de mal encore, si j’avais su m’en tenir là. Mais je n’ai jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des devoirs de société. J’ai toujours été tout ou rien ; bientôt je fus tout ; et me voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai les bornes, et me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux. J’en mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu’ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils m’avaient accoutumé. Je n’ai pourtant jamais été très à mon aise avec madame la maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractère, je le redoutais moins que son esprit. C’était par là surtout qu’elle m’en imposait. Je savais qu’elle était difficile en conversations, et qu’elle avait droit de l’être. Je savais